Les conséquences insoupçonnées de la liberté monétaire

Une monnaie en devenir

Vers un nouveau paradigme monétaire ?

À mesure que de grands acteurs financiers entrent sur les marchés des cryptomonnaies, jusqu’ici essentiellement frequentés par des particuliers, le développement de ces instruments connaît une progression de plus en plus rapide. Deux bourses américaines ont déjà commencé à lister des dérivés sur le bitcoin en décembre 2017 (le Chicago Mercantile Exchange, CMO, et Chicago Board Options Exchange, CBOE). Il est trop tôt pour tirer un bilan de ces outils (15).
De même, la bourse de New York envisage de plus en plus sérieusement de mettre en place des instruments liés au bitcoin (16).

Soit sur la blockchain bitcoin, soit sur une blockchain concurrente, la probabilité pour qu’une cryptomonnaie accède à un statut de moyen de paiement couramment utilisé grâce à une sécurité élevée et à un passage à l’échelle réussi ne cesse d’augmenter et relève de moins en moins de la science-fiction. Indépendamment de la réponse juridique qui sera apportée par les pouvoirs publics, l’évolution des conditions techniques et économiques fait qu’il se peut même qu’on assiste à une multiplication des cryptomonnaies, un grand nombre d’entre elles étant susceptibles de servir de moyen de paiement dans la vie courante.

Une des définitions les plus simples et les plus efficaces du concept de monnaie est celle de Ludwig von Mises : “ un moyen d’échange couramment utilisé ” (L’Action Humaine, 1949).

Le terme “ couramment ” est à la fois vague et utile : il n’implique pas que cette utilisation puisse avoir lieu dans le monde entier, auprès de tout interlocuteur. Une utilisation courante peut avoir lieu dans une zone géographique précise ou dans une certaine communauté. C’est la raison pour laquelle un grand nombre de cryptomonnaies peuvent émerger, chacune avec des caractéristiques différentes, les rendant propres à servir des besoins différents (avec par exemple des niveaux de sécurité ou des temps de validation différents, selon les montants échangés).

Ces cryptomonnaies ne remplaceront pas nécessairement les monnaies nationales. Elles peuvent coexister en remplissant des usages différents. Dans certains pays, toutefois, et dans certaines circonstances, on pourra assister à une forme de “ fuite ” devant les monnaies nationales, quand leur valeur aux yeux des utilisateurs sera devenue beaucoup trop faible ou trop risquée (17). Ces phénomènes ne sont pas nouveaux et ont rythmé toutes les grandes crises monétaires du 20ème siècle. La nouveauté réside dans le type de support alternatif offert, par les blockchains, aux personnes souhaitant se débarrasser de leurs monnaies nationales.

Par ailleurs, deux caractéristiques technologiques vont probablement appuyer le développement des cryptomonnaies. D’une part, elles permettent de réaliser des transactions programmables (cf. partie 4). D’autre part, elles vont permettre d’accompagner l’une des principales révolutions industrielles de notre époque : le développement des objets connectés, l’avènement des robots et l’essor de l’intelligence artificielle : pour la première fois, des entités non humaines vont prendre des décisions de stockage et d’échange de valeur. Elles devront donc procéder à des transactions monétaires. Elles vont aussi s’échanger des informations, des données, des instructions. Pour toutes ces tâches, les cryptomonnaies vont offrir des solutions plus sûres, plus rapides et moins coûteuses que bon nombre de systèmes existants.

  1. D’un côté, l’offre de futures sur bitcoin pourrait avoir plusieurs conséquences positives : améliorer l’image de la devise, en réduire la volatilité et disposer d’instruments de couverture. De l’autre, l’opportunité donnée aux investisseurs professionnels de “ shorter ” le bitcoin pourrait affecter l’ensemble de l’écosystème des cryptomonnaies. Cf. l’analyse d’Ambra Moschini, 11/01/18. https://bitcoin.fr/institutionnalisation-des-contrats-a-terme-sur-le-bitcoin-speculation-ou-opportunite-de-normalisation/
  2. Cointelegraph, 07/01/18. https://cointelegraph.com/news/new-york-stock-exchange-moves-on-bitcoin-etfs
  3. Fuites qui n’ont rien à voir avec la loi de Gresham, selon laquelle la “ mauvaise ” monnaie chasse la “ bonne ” : cette loi “ ne joue que dans le cas où il existe un prix “ officiel ” entre deux monnaies, différent du prix qui équilibrerait les offres et demandes. Les détenteurs de monnaies, conscients du fait que le prix imposé ne permet pas les ajustements du marché, essaient de se débarrasser de la “ mauvaise ” monnaie et de garder la “ bonne ” monnaie. Ils pensent d’ailleurs très probablement que le prix de la “ bonne monnaie ” va augmenter dans le futur pour refléter les raretés relatives véritables ”. SALIN, Pascal, La Vérité sur la monnaie, Odile Jacob, 1990 (page 55)

Une monnaie dénationalisée

L’essentiel de l’histoire de la monnaie à travers les siècles, et même les millénaires, est l’histoire d’une appropriation très progressive, par l’État, de cette institution qui, à l’origine, était une création spontanée. Cette appropriation s’est faite au prix, d’une part, d’une réduction croissante de la liberté des utilisateurs des monnaies et des services bancaires, et, d’autre part, de désordres monétaires de plus en plus violents, conduisant eux-mêmes à une intervention croissante des États dans ce domaine (18).

Cette évolution a été extrêmement progressive. Elle s’est étalée sur plusieurs millénaires avec plusieurs étapes clés. Les monarques ont notamment imposé un nom aux pièces d’or (généralement le leur). Ils ont accru la réglementation sur les modalités de production des pièces d’or. Ils ont usé de leur droit de seigneuriage, consistant à diminuer le contenu en or des pièces tout en gardant leur valeur nominale, afin d’empocher un profit leur permettant de financer des dépenses massives. Cette forme de spoliation a d’ailleurs été dénoncée très tôt, notamment dans ce qui est probablement la première grande oeuvre économique, le Traité sur la monnaie rédigé en 1355 par Oresme.

Plus tard, les États ont encadré de plus en plus étroitement l’activité des banques. Tout en accroissant, par certains aspects, leurs obligations, ils leur ont octroyé divers privilèges qui servaient leurs propres fins. Ils ont ainsi autorisé le système des réserves fractionnaires (19) et la “ suspension du paiement en espèces ” en période de tension bancaire (20), afin de favoriser l’activité de création monétaire des banques par le crédit, qui contribuait à alléger le coût du financement de l’État. Ces pratiques étaient auparavant minoritaires, interdites et souvent sévèrement punies (21) ; mais elles ont progressivement été implicitement tolérées par les autorités puis admises officiellement.

Enfin, les États ont conféré des privilèges à certaines banques, par la suite consacrées banques centrales et prêteurs en dernier ressort (cf. encadré suivant). Par exemple, en France, Napoléon a offert progressivement, à partir de 1803, le privilège de l’émission de billets à la Banque de France, qui avait notamment pour actionnaires… Napoléon et sa famille.

  1. Le terme de « système de réserves fractionnaires » (on parle aussi de « couverture partielle ») désigne le droit pour une banque commerciale de prêter, par des jeux d’écritures, de l’argent qu’elle n’a pas – en apparence – et sur lequel, outre le remboursement par le débiteur, elle touchera des intérêts. Cette création de monnaie scripturale est tempérée par l’obligation de déposer un pourcentage des encours de crédit de la banque auprès de la banque centrale (« réserves obligatoires »), pourcentage relativement faible en pratique (quelques pourcents). De la même façon, la transformation bancaire consiste à prêter des ressources à court terme (celles des épargnants) pour financer des crédits à long terme (ceux des emprunteurs). On parle dans ce cadre d’effet multiplicateur du crédit, le multiplicateur désignant le rapport entre la base monétaire (monnaie centrale) et la quantité de monnaie issue du crédit accordé par les banques. Ce sont « les crédits qui font les dépôts ». Les avis des différents théoriciens sont très tranchés, les uns estimant que le système de réserves fractionnaires est une escroquerie, les autres que c’est une innovation capitale en matière de monnaie et de système bancaire. Source: https://www.wikiberal.org/wiki/R%C3%A9serves_fractionnaires
  2. « Alors que chacun doit payer ses dettes ou bien être condamné à faire faillite, les banques peuvent refuser de convertir leurs billets, tout en exigeant de leurs débiteurs qu’ils paient à une date spécifiée. Ceci est généralement appelé « suspension du paiement en espèces. « Permis de voler » serait plus exact, car comment appeler autrement une autorisation gouvernementale de continuer ses affaires sans respecter ses contrats? ». ROTHBARD, Murray, État, qu’as-tu fait de notre monnaie? Institut Coppet, 2011 (page 83). Texte complet : https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/01/État-quas-tu-fait-de-notre-monnaie.pdf
  3. Par exemple, en Catalogne, à partir de 1321, un banquier ne parvenant pas à honorer ses obligations parce qu’il aurait utilisé indûment une partie des dépôts à vue reçus pour accorder des prêts pouvait être décapité. Cf. DE SOTO, Jesus, Huerta, Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques, L’Harmattan, 2011 (page 67).

Qu’est-ce qu’une banque centrale ?

Une banque centrale accède à sa position dominante grâce à un monopole du monnayage octroyé par l’État. Ce secret de leur pouvoir est rarement crié sur les toits. Invariablement, on interdit aux banques privées d’émettre des billets et ce privilège est réservé à la banque centrale. Les banques privées ne peuvent offrir que des comptes courants. Si leurs clients souhaitent effectuer des retraits en espèces, par conséquent, les banques doivent s’adresser à la banque centrale ; d’où son titre imposant de « banque des banques ». Elle est une banque des banques parce que les autres banques sont forcées de traiter avec elle.
Ainsi, les comptes courants deviennent des dépôts contenant des billets émis par la banque centrale et plus seulement de l’or. Et ces billets ne sont pas des billets ordinaires. Ce sont des créances sur la banque centrale, une institution auréolée de toute l’autorité de l’État lui-même. Après tout, c’est l’État qui nomme les dirigeants de la banque centrale et il coordonne avec eux ses autres politiques publiques. Il perçoit ces billets en paiement de l’impôt et décrète qu’ils ont cours légal.

Murray Rothbard, État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? (22)

En général, après avoir octroyé à une banque le monopole de l’émission des billets, le gouvernement procédait, plusieurs années plus tard, à sa nationalisation, au motif qu’elle risquait d’abuser de sa position de monopole. Au 20ème siècle, l’activité de production monétaire dévolue aux banques commerciales à travers le mécanisme du crédit mais finement piloté par les banques centrales a permis aux États d’essayer d’orienter autant que possible l’activité économique, notamment sous l’influence des idées keynésiennes, et de financer le poids croissant des États Providence. Ce pouvoir s’est traduit par une tendance inflationniste généralisée et inédite, conduisant ensuite souvent à des politiques de stabilisation aux conséquences économiques et sociales douloureuses, puis un cercle vicieux de politiques de « relance » et de « stabilisation ».

Une des motivations des créateurs de cryptomonnaies est de libérer les populations de ces travers. Elle s’appuie sur les analyses des économistes ayant théorisé, depuis plusieurs décennies, la nécessité de privatiser la monnaie.

Comme le résume Pascal Salin : “ certes, c’est parce qu’il s’est emparé du monopole de la production de monnaie que l’État est le seul à pouvoir lutter contre l’inflation, mais il est le seul à créer de l’inflation et il est le plus apte à le faire (…). Il n’y aurait pas besoin de politique de stabilisation monétaire si l’État n’avait pas d’abord créé de l’instabilité monétaire ! La succession des phases d’inflation et de désinflation est l’expression même d’une instabilité monétaire. Elle est le pur produit de l’interventionnisme étatique dans le domaine monétaire. Pour supprimer l’instabilité monétaire il n’y a pas d’autre solution que de retirer de l’État toute décision concernant la production et la circulation de la monnaie. Il faut donc privatiser la monnaie ” (23).

Dès 1976, dans The Denationalization of Money, Hayek proposait de suspendre le monopole de l’émission monétaire : “ le secteur privé, s’il n’en avait pas été empêché par l’État, aurait depuis fort longtemps fourni au public un choix de monnaies diverses, et celles qui auraient prévalu grâce au processus de concurrence auraient fondamentalement eu un pouvoir d’achat stable et auraient empêché tant la stimulation excessive de l’investissement que les récessions qui leur sont consécutives ” (24).

Quelques années plus tard, en 1984, il déclarait, avec une expression presque prophétique si on la relie à l’apparition du bitcoin : “je ne crois pas au retour d’une monnaie saine tant que nous n’aurons pas retiré la monnaie des mains de l’État ; nous ne pouvons pas le faire violemment ; tout ce que nous pouvons faire, c’est, par quelque moyen indirect et rusé, introduire quelque chose qu’il ne peut pas stopper ” (25).

A l’époque, sa proposition avait suscité un intérêt qui n’était toutefois resté qu’académique. Personne n’envisageait sa mise en oeuvre concrète à court terme (26). Avec l’essor des cryptomonnaies, cette concurrence est désormais une réalité. Les utilisateurs de monnaie peuvent choisir librement les monnaies les mieux à même de répondre à leurs besoins. Exactement comme cela a longtemps été le cas dans de nombreuses régions du monde et à de nombreuses périodes de l’histoire. Cette concurrence est encore embryonnaire mais elle est appelée à se développer. Même si le cours légal existera probablement encore longtemps, elle crée une situation qui n’était pas prévue par les autorités monétaires et dont les conséquences sont encore difficiles à mesurer.

Si les inventeurs du bitcoin et de ses petites soeurs cryptomonnaies avaient demandé la permission pour le faire, elle ne leur aurait jamais été accordée. C’est d’ailleurs ce qui explique l’explosion d’innovation que l’on constate en ce moment dans ce secteur. Chacun peut s’approprier la technologie et la compléter, ce qui ouvre au domaine de la monnaie un potentiel d’innovation qui lui était auparavant totalement interdit.

L’usage des cryptomonnaies pourra être encadré et l’est déjà. Mais il sera impossible techniquement de les interdire. Le génie technologique et monétaire s’est échappé de la lampe, et rien ne l’y fera rentrer. On ne supprimera pas les cryptomonnaies, pas plus qu’on ne peut “ faire revenir le dentifrice dans le tube ” (pour reprendre la célèbre métaphore, à propos de l’inflation, d’un ancien patron de la Bundesbank). Des mesures d’interdiction seront probablement prises, sur des motifs souvent légitimes (lutte contre le blanchiment et le terrorisme, etc.) mais leur mise en oeuvre sera difficile.

De manière schématique, le seul moyen vraiment efficace d’empêcher l’utilisation d’une cryptomonnaie serait de bloquer tout accès à Internet. Les interdictions légales éventuelles ralentiront l’essor des cryptomonnaies, pourront faire chuter les cours mais se traduiront rapidement par un déplacement des acteurs et des capitaux vers des zones géographiques plus accueillantes et vers d’autres cryptomonnaies plus adaptées techniquement. Les régulations excessives auront aussi pour effet de faire basculer dans le marché noir une plus grande proportion d’activités économiques.

  1. ROTHBARD, Murray, État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? Institut Coppet, 2011 (page 85)
  2. SALIN, Pascal, Libéralisme, Odile Jacob, 2000 (page 436)
  3. HAYEK, Friedrich, Pour une vraie concurrence des monnaies, PUF, 2015 (page 15)
  4. « I don’t believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hands of government, that is, we can’t take it violently out of the hands of government, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can’t stop ». Interview avec James U. Blanchard, Université de Fribourg, 1984: https://www.youtube.com/watch?v=EYhEDxFwFRU&t=4s (minute 19.22)
  5. Ce dont Hayek était parfaitement conscient; il précisait, en introduction de son ouvrage: « je suis convaincu que la tâche principale d’un théoricien de l’économie ou d’un philosophe politique doit être d’influencer l’opinion publique afin de rendre politiquement faisable ce qui semble impossible aujourd’hui ».

Quel avenir pour les politiques monétaires et le secteur bancaire ?

Les politiques et systèmes monétaires

Quelle politique monétaire si les agents économiques souhaitent régler une partie croissante de leurs transactions en cryptomonnaies plutôt qu’en monnaies nationales?

Le pouvoir de battre monnaie est parfois présenté comme une fonction régalienne. Cette affirmation est pourtant largement arbitraire. Elle n’est acceptée que parce qu’elle est répétée ad nauseum, sans grande justification (27). Ce pouvoir est en tout cas de facto retiré aux États par l’apparition des cryptomonnaies. Quelques États ont des velléités de création de cryptomonnaies étatiques mais tant que ces dernières resteront créées et gérées par des organismes centralisés, elles n’auront aucune chance de concurrencer celles fondées sur des blockchains véritablement libres et décentralisées.

Dans les économies contemporaines, la politique monétaire reste un outil de politique publique pour influencer le niveau des taux d’intérêt en pilotant l’évolution de la masse monétaire. Elle poursuit divers types d’objectifs macro-économiques selon les pays (maîtrise du niveau général des prix, activité économique, etc.). Cet outil est totalement inopérant avec des cryptomonnaies émises de manière décentralisée par un algorithme dont les concepteurs et la communauté ont décidé des caractéristiques. C’est donc un pan majeur des politiques publiques qui pourrait être remis en question.

Pour les économistes qui croient dans l’efficacité des politiques monétaires pour stabiliser l’économie (opinion largement dominante aujourd’hui), c’est une évolution extrêmement préoccupante.

En revanche, elle est positive pour ceux qui estiment que le monopole de l’émission de la monnaie par la puissance publique a eu des effets économiques globalement négatifs (28). D’après eux, le nombre et l’ampleur des catastrophes monétaires au 20ème siècle a augmenté avec l’emprise croissante des États sur la monnaie. Et, de leur point de vue, les manipulations monétaires effectuées par les banques centrales sont la cause principale des cycles économiques, avec leur succession de phases de croissance artificielle et de crises aux conséquences dévastatrices (cf. annexe 5).

Le scenario selon lequel les banques centrales pourraient commencer à acheter des cryptomonnaies pour prendre en compte la hausse considérable de leurs cours et diversifier leurs actifs paraît encore difficile à imaginer. Pourtant, il commence à être évoqué par des acteurs crédibles (29). La directrice du FMI, Christine Lagarde, s’est exprimée sur le bitcoin et les cryptomonnaies d’une manière inhabituellement positive (30).

Et l’économiste Saifedean Ammous estime que le bitcoin pourrait servir de socle à un nouveau système monétaire international dans lequel les banques centrales pourraient trouver un intérêt à l’utiliser à la fois comme monnaie de réserve et comme système de règlement interbancaire (31). Pour lui, ce serait possible en raison du fait que le bitcoin est, avec l’or, la seule monnaie dénuée de risque de contrepartie. Il considère qu’une telle évolution pourrait même se produire bien avant que le progrès technologique ne permette au bitcoin d’être couramment utilisé pour des achats de petits montants.

Hal Finney estimait également, dès 2010, que les banques pourraient posséder des bitcoins et ne les utiliser que pour leurs échanges interbancaires et pour servir d’actif sous-jacent à l’émission de prêts (32). Il citait l’économiste Georges Selgin, théoricien de la banque libre (indice parmi d’autres de l’impressionnante culture économique des concepteurs de Bitcoin), qui estime qu’un système de réserves fractionnaire serait possible. Ce dernier aspect fait toutefois débat parmi les économistes qui estiment que la monnaie pourrait et devrait être soustraite au monopole public. Par exemple, Saifedean Ammous estime que « sans un prêteur en dernier ressort, le système de réserves fractionnaires devient extrêmement dangereux, et les seules banques qui survivront sur le long terme seraient celles s’appuyant sur une monnaie saine et offrant des instruments financiers 100% appuyé sur Bitcoin » (33).

  1. La « justification » typique est: les fonctions de l’État incluent la sécurité, la diplomatie,… la monnaie; donc la production de monnaie est une fonction régalienne qui doit être assurée de manière monopolistique par la puissance publique.
  2. C’est notamment le cas de l’école autrichienne, fondée par Carl Menger, Eugen von Böhm-Bawerk et Ludwig von Mises. Hayek a obtenu le prix Nobel d’économie pour cette analyse. Cf. ROTHBARD, Murray, État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? Institut Coppet, 2011 et DE SOTO, Jesus, Huerta, Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques, L’Harmattan, 2011
  3. Coindesk, 17/12/17. https://www.coindesk.com/2018-year-central-banks-begin-buying-cryptocurrency/
  4. La Tribune, 29/09/17. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/le-fmi-pret-a-discuter-des-monnaies-virtuelles-et-de-la-blockchain-752355.html
  5. AMMOUS Saifedean, The Bitcoin Standard: The Decentralized Alternative to Central Banking, Wiley, 2018
  6. Forum Bitcoin, 30/12/10: https://bitcointalk.org/index.php?topic=2500.msg34211#msg34211
  7. https://thesaifhouse.wordpress.com/2017/05/19/economics-of-bitcoin-as-a-settlement-network/

L’industrie bancaire

L’expert de Bitcoin Andreas Antonopoulos estime que les banques ne disparaîtront pas mais qu’elles seront bientôt réduites au même statut que les bureaux de poste à l’ère de l’e-mail.

Au-delà, quel rôle pour les banques de détails si chaque individu peut devenir sa propre banque en gérant lui-même ses cryptomonnaies ? Depuis des siècles, les banques étaient chargées de stoker les avoirs des particuliers et des entreprises, et de leur octroyer des crédits. Ces dernières années, avec les progrès fulgurants d’Internet et de la numérisation, on pouvait légitimement se demander à quoi pourraient encore servir la banque physique.

Une partie considérable du profit des banques actuelles vient du pouvoir de création monétaire qu’elles tirent de leur activité de crédit. Avec les cryptomonnaies privées, il va devenir de plus en plus facile de conserver soi-même ses avoirs, mais également de les prêter en tirant profit de plateformes décentralisées qui se substitueront à la fonction d’intermédiation du crédit assurée par les banques. Ces activités sont étroitement régulées mais le fonctionnement des blockchains étant transnational et résistant à la censure, il risque de permettre d’esquiver ces régulations et d’obtenir ainsi un avantage comparatif décisif.

L’industrie bancaire, protégée par des normes innombrables qui limitent artificiellement la concurrence dans ce secteur, est une des dernières à ne pas avoir intégré massivement les progrès technologiques contemporains pour améliorer la qualité de ses services et en diminuer le coût. Dans ce contexte, l’avènement des cryptomonnaies ne devrait pas représenter un problème nouveau pour elle mais plutôt la solution de substitution, pour remplacer une industrie qui n’aura pas su se réformer à temps, selon le schéma désormais classique de « dilemme de l’innovateur » du chercheur Clayton Christenson (34). Certaines banques auront aussi l’intelligence de s’adapter à cette révolution en proposant des services utiles aux consommateurs. Par exemple, des clients souhaiteront peut-être faire assurer la garde sécurisée de leurs cryptomonnaies par des établissements comme les banques ; mais l’essentiel des nouveaux services dans ce domaine restent à inventer.

  1. CHRISTENSEN, Clayton, The Innovator’s Dilemma, Harper Business, 2011

La protection des individus

Dans les pays soumis à la dictature, les cryptomonnaies représentent déjà un outil indéniable de protection contre l’arbitraire et l’oppression.

Au-delà de ces cas particuliers, le développement des cryptomonnaies va sans doute offrir aux individus un outil de résistance particulièrement efficace non seulement contre l’inflation et la surveillance, mais aussi contre la guerre contre le cash qui semble s’intensifier dans le monde entier depuis quelques années. De nombreux gouvernement tentent de réduire l’usage du cash, généralement en invoquant des motifs apparemment légitimes (lutte contre la corruption, contre le terrorisme, contre le marché noir, etc.). Mais l’argent liquide est un instrument de protection de la vie privée, et le supprimer rapprocherait d’une société de surveillance et de contrôle éloignée des principes d’une société de liberté (35).

Un récent épisode de cette guerre contre le cash a été particulièrement révélateur : la réforme monétaire indienne décidée par le gouvernement en novembre 2016, consistant à démonétiser les billets de 500 et 1 000 roupies, a tourné au désastre en créant d’immenses problèmes sans atteindre aucun de ses objectifs (36) et a eu pour effet de faire exploser l’intérêt de la population pour le bitcoin (37). Si l’argent liquide vient à être supprimé, les cryptomonnaies le remplaceront et une forme de cash électronique sera disponible. Le bitcoin se voulait, d’ailleurs, dans l’esprit de son créateur, un “ système de cash électronique pair-à-pair ”.

Il est tentant de ne voir derrière tout détenteur de cryptomonnaie qu’un délinquant fiscal en puissance. On n’éprouve pourtant pas la même méfiance pour tout utilisateur d’argent liquide. Les professions qui utilisent fréquemment ce type de monnaie (certains commerçants, membres de professions libérales, etc.) ne font pas l’objet d’une telle suspicion. Cette présomption de culpabilité fiscale est injuste et traduit une autre forme de réaction plus émotive que rationnelle contre la révolution numérique qui atteint le domaine monétaire. Quoiqu’il en soit, il est indéniable que les cryptomonnaies offrent une protection contre l’oppression fiscale qui atteint souvent des proportions de plus en plus incompatibles avec l’idéal d’une société libre et pacifique (38).

En revanche, la transition peut créer des risques non négligeables pour les utilisateurs mal informés. De plus en plus de gens souhaitent épargner en cryptomonnaies mais maîtrisent mal les règles et savoirs techniques pour protéger leurs avoirs. Ils ne sont généralement pas conscients du niveau de risque induit par la nouveauté de ces instruments financiers et par leur volatilité. Les communautés d’utilisateurs plus avertis sont sensibles à ces problèmes et font tout pour alerter le public, notamment en répétant quelques conseils importants : ne pas stocker ses cryptomonnaies sur des plateformes d’échange (où l’on ne possède qu’un PIN, tandis que ce sont ces plateformes qui conservent les clés privées et sont donc hackables de ce fait) ; ou encore, n’investir en cryptomonnaies que ce que l’on peut se permettre de perdre totalement.

L’utilisation des cryptomonnaies a un effet responsabilisant : en cas de perte des clés privées, absolument aucun recours n’est possible. Aucune garantie d’État ne peut être sollicitée.

En même temps, la garantie des États sur les monnaies nationales n’est pas toujours aussi rassurante que prévu. Pour s’en convaincre, inutile d’aller jusqu’au Venezuela : à Chypre, en 2013, fait inédit dans un État de droit, membre de l’Union européenne, une loi d’exception a spolié les épargnants au mépris des droits les plus élémentaires. A la suite de la directive relative au redressement des banques et à la résolution de leurs défaillances (BRRD), de nouvelles dispositions prévoient de faciliter ce type d’opération en cas de besoin dans toute l’Union européenne (39). Et, dans le même ordre d’idée, en France, la loi Sapin 2 prévoit qu’en cas de crise financière, la liquidation de contrats d’assurance vie pourra être bloquée (40).

  1. Ronald-Peter Stöferle, “Myths Behind the War on Cash”, Mises Institute, 06/28/2017. https://mises.org/library/myths-behind-war-cash
  2. BBC, 30/08/17. http://www.bbc.com/news/world-asia-india-41100610
  3. Cointelegraph, 01/12/17. https://cointelegraph.com/news/bitcoin-boom-draws-record-number-of-indian-investors-according-to-exchanges
  4. Comme le souligne l’historien des idées politiques Philippe Nemo,: « l’impôt socialisant détruit la notion de consentement à l’impôt et viole le contrat social qui est censé fonder les démocraties modernes (…). L’arbitraire fiscal est largement responsable du climat de défiance, de fuite et généralement de mécontentement rageur qui caractérise les pays comme la France (…). Le transfert aux collectivités publiques d’une trop grande part de la richesse nationale est un facteur favorisant l’arbitraire, l’irrationalité, l’immoralité et le caractère partisan des décisions publiques, ce qui stupéfie les assujettis lorsqu’ils en prennent conscience, minant plus encore le lien social ». NEMO, Philippe, Philosophie de l’impôt, PUF, 2017 (page 17)
  5. Le Revenu, 10/01/16: http://www.lerevenu.com/est-il-vrai-qua-partir-du-01012016-les-comptes-clients-de-plus-de-100-000-eu-de-depots-pourront-etre
  6. Eric Verhaghe, blog Jusqu’ici tout va bien, 30/09/16. http://eric-verhaeghe.entreprise.news/2016/09/30/assurance-vie-prets-spoliation/

Quel avenir pour l’État-Providence ?

Quel avenir pour le financement des États, si une part croissante de l’économie bascule dans l’univers des cryptomonnaies et échappe ainsi à leur pouvoir de lever l’impôt?

En matière de taxation des cryptomonnaies (sur la détention ou sur les plus-values), les États sont déjà largement dépendants du bon vouloir des déclarations fiscales des utilisateurs et ont très peu de moyens de vérifier leur exactitude. Ils pourront essayer d’avoir accès aux données des plateformes d’échange pour taxer d’office les détenteurs mais ces plateformes se délocaliseront alors dans des pays plus accueillants, et le progrès technique se poursuivra dans le sens d’une anonymisation croissante des cryptomonnaies.

Pour financer leurs dépenses, certains États pourront essayer de se procurer des cryptomonnaies autrement que par la fiscalité, s’ils estiment que c’est utile pour eux. Ils pourront essayer d’en acheter sur le marché contre des devises. Ils pourront aussi essayer de s’en procurer en échange de biens ou services (par exemple en vendant des actifs publics : infrastructures, biens immobiliers, parts dans des entreprises publiques, etc.). Enfin, ils pourront devenir producteurs en entrant dans l’industrie du minage. Ces solutions auront un coût économique et/ou politique majeur. Et s’ils ne parviennent pas à se procurer des cryptomonnaies alors que leur usage se répand, on peut prévoir que cela les obligera à diminuer drastiquement leurs dépenses car ils n’auront plus les moyens de les financer à la même hauteur avec des monnaies étatiques dévalorisées par cette concurrence.

De manière plus prospective, on peut estimer que si l’usage des cryptomonnaies par les États se développe (que cela soit par une utilisation monétaire ou pour le recours à des fonctionnalités annexes de la blockchain comme l’horodatage ou l’enregistrement de preuves et titres juridiques), un problème de souveraineté finira par se poser: les États ne pourront pas se permettre de devenir trop dépendant de mineurs installés dans d’autres États. Ils pourront alors être tentés de participer eux-mêmes au minage.

Enfin, quel avenir pour les systèmes d’assurances sociales centralisées et peu efficientes des États-Providence, dans un contexte où l’assurance peut être révolutionnée par les transactions programmables sur les blockchains et les réseaux de smart-contracts?

Ces nouveaux outils peuvent progressivement se substituer à un grand nombre d’assurances, le tout d’une manière plus fiable et moins coûteuse que n’importe quel système centralisé (cf. partie 4). Si des offres privées se développent et s’avèrent nettement plus performantes que celles offertes par les États-Providence, la légitimité de ces dernières sera remise en question.

Il sera tentant pour les États d’essayer de tirer profit des technologies issues de Bitcoin pour moderniser leurs propres processus et organisations. De nombreux domaines de l’action publique peuvent s’y prêter : identité digitale, modalités de vote, gestion des données publiques, commande publique, etc. (41) Mais on peut craindre qu’ils tardent à le faire, par rapport au rythme extrêmement rapide des changements à l’oeuvre dans le secteur privé.

Ces différents éléments suggèrent que des révisions complètes de doctrine sur le rôle de l’État dans une économie de marché pourraient découler de l’avènement des cryptomonnaies. Force est de constater que ces aspects sont négligés dans le débat public alors qu’ils pourraient devenir d’actualité plus vite que prévu.

  1. FABRIZI-RACINE, Nina, « La blockchain: (R)évolution d’État ? », La Semaine Juridique, n°49, 11/12/17