Le bitcoin repose sur la technologie et la liberté

Un sous-jacent bien réel

Bulle ou antifragilité ?

Le bitcoin et les cryptomonnaies constituent un terrain de jeu idéal pour les amateurs de prévisions, prédiction, pronostics et prophéties, surtout parmi les Prix Nobel d’économie, consultés par les médias comme la Pythie de Delphes. L’expérience prouve toutefois que cet exercice, concernant une technologie nouvelle, est particulièrement périlleux (cf. encadré suivant).

Le triste bilan de la prédiction

En 1878, Robert Louis Stevenson prend la plume pour dissuader la ville de Londres d’adopter l’électricité pour son éclairage public : trop brillante, pas assez naturelle, dangereuse pour l’oeil humain. En 1911, le général Foch écrit : “ les avions sont des jouets intéressants mais sans intérêt militaire ”. En 1962, le studio Decca Recording Co refuse de signer les Beatles : “nous n’aimons pas leur son, et la guitare est déjà dépassée”. En 1977, trois ans après le choc pétrolier, Jimmy Carter déclare : “ chaque nouvel inventaire des réserves pétrolières est plus inquiétant que le précédent. La
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production mondiale peut probablement continuer à augmenter pendant encore six à huit ans. Mais à un moment dans les années 1980, elle n’augmentera plus. La demande dépassera la production ”. En 1989, le Prix Nobel d’économie Paul A. Samuelson écrit : “ contrairement à ce que de nombreux sceptiques ont longtemps cru, l’économie soviétique est la preuve qu’une économie socialiste dirigée peut fonctionner et même réussir ”. En 2007, Steve Balmer, PDG de Microsoft, déclare : “ il n’y a aucune chance que l’iPhone obtienne une part de marché significative ”.

Philippe SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude ! (1)

Dans le débat public, il va de soi que le bitcoin traverse une bulle et qu’il n’a pas de sous-jacent. La réalité est plus compliquée, comme le suggère l’intéressante analyse:

Une véritable bulle n’a lieu qu’une fois, et lorsqu’elle a éclaté aucun nouvel engouement ne peut recommencer, surtout pas pour le même produit. On n’a jamais entendu parler d’une nouvelle bulle sur les valeurs Internet après le krach de 2000, ni sur les crédits subprime après le krach de 2007. Or, le bitcoin a déjà connu plusieurs bulles… et y a survécu. C’est ainsi que son cours :
~ A connu un pic supérieur à 20 € en juin 2011… avant de chuter de plus de moitié
~ Nouvel emballement jusqu’à plus de 200 € en avril 2013… puis perte brutale de plus de 60% de cette valeur
~ Encore une bulle jusqu’à frôler les 900 € en décembre 2013… suivie d’un effondrement dans les profondeurs, moins de 200 € en janvier 2015
~ Enfin, augmentation plus ou moins continue à partir de début 2016 jusqu’à environ 1200 € au printemps 2017, suivie d’une montée en flèche à 7 000 € au 22 novembre 2017
La structure est à l’évidence différente de celle d’une simple bulle. Des paliers successifs sont atteints, entrecoupés de bulles et d’effondrements, mais à chaque fois la valeur du bitcoin finit par reprendre sa hausse. (…) Soit plusieurs millions de personnes sont en train de lourdement se tromper, et avec obstination encore, car ils recommencent et recommencent en permanence… soit il y a une vraie valeur sous-jacente au système Bitcoin ”.

Alexis Toulet (2)
  1. Source : SILBERZAHN Philippe, Bienvenue en incertitude ! Principes d’action pour un monde de surprises, Natura Rerum Edition, 2017 (page 74)
  2. « Le bitcoin, monnaie pour un monde fini », blog Le Noeud gordien, 23/11/17 http://www.noeud-gordien.fr/index.php?post/2017/11/23/Le-Bitcoin%2C-monnaie-pour-un-monde-fini

L’expression « valeur sous-jacente au système Bitcoin » est certainement plus appropriée que « le sous-jacent du bitcoin ». Dans le vocabulaire financier, un actif sous-jacent concerne un produit dérivé (3), ce que le bitcoin n’est pas. Toutefois, faute de terme plus adapté, et pour bien insister sur le fait que Bitcoins s’appuie bien sur un actif réel, nous l’utilisons ici.

Comment savoir si l’on est en présence d’une bulle? Les nombreux commentateurs qui estiment que le bitcoin traverse une bulle n’ont jamais réussi à étayer leur affirmation par un calcul reposant sur cette définition.

une bulle existe lorsque la valeur d’un actif financier excède le “ fondamental ” de l’actif, c’est-à-dire la valeur actualisée des dividendes, intérêts ou loyers qu’il rapportera aujourd’hui et dans le futur. En d’autres termes, l’actif est surévalué par rapport à sa valeur intrinsèque – la valeur actualisée des dividendes, coupons, loyers ou aménités associées à la détention de l’actif

Jean Tirole (4)

On prétend souvent que le bitcoin ne « repose sur rien ». C’est ce qu’affirme notamment Jean Tirole. Paul Krumgan, autre prix Nobel d’économie, s’est aussi montré très critique envers le bitcoin (il convient de rappeler qu’en 1998 il avait pronostiqué à tort un ralentissement d’Internet (6)).

Si un jour le marché décide que Bitcoin n’a aucune valeur – si les investisseurs perdent confiance dans Bitcoin -, Bitcoin n’aura effectivement aucune valeur, car il n’y a pas de valeur fondamentale derrière Bitcoin, contrairement à une action ou à une propriété immobilière

Jean Tirole (5)
  1. Un actif sous-jacent est « un actif sur lequel porte une option ou plus largement un produit dérivé. Il peut être financier (actions, obligations, bons du Trésor, contrats à terme, devises, indices boursiers…) ou physique (matières premières agricoles ou minérales…). L’actif sous-jacent est l’actif réel sur le prix contractuel duquel porte le produit dérivé concerné. Il désigne en effet l’instrument support d’un contrat à terme dont la qualité est strictement définie » https://fr.wikipedia.org/wiki/Actif_sous-jacent
  2. TIROLE, Jean, Economie du bien commun, PUF, 2016 (page 404)
  3. Ibid. Tirole a réaffirmé cette thèse plus récemment, dans le Financial Times, en novembre 2017 : https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/030957836512-pour-jean-tirole-le-bitcoin-na-aucune-valeur-intrinseque-2134561.php
  4. Krugman parlait de la technologie, non du cours des actions des startups internet. Il estimait notamment qu’en 2005, Internet n’aurait pas eu plus d’impact sur l’économie que le fax.

Beaucoup estiment que la valeur du bitcoin ne réside que dans la confiance que les gens lui portent, contrairement à l’or qui a une valeur économique plus objective grâce à ses usages non monétaires (bijouterie et industrie). Comme le montrent les sections suivante, en réalité le bitcoin s’appuie sur un actif bien réel : un réseau sécurisé, un écosystème industriel et une communauté. Surtout, c’est oublier qu’il n’y a pas de valeur économique « fondamentale » ou « intrinsèque ». La valeur des choses ne résulte que de l’appréciation subjective des individus et des comparaisons qu’ils effectuent avec d’autres biens (ou avec d’autres moments pour mener leurs activités). C’est aussi le cas pour l’or, même dans ses usages non monétaires.

Les économistes « mainstream » ont du mal à dissimuler leur perplexité face à l’objet économique profondément nouveau qu’est Bitcoin. Par exemple, Robert Shiller, autre Prix Nobel, après avoir estimé en 2017 que le bitcoin était un exemple typique de bulle spéculative (7), a indiqué en janvier 2018 « ne pas savoir que faire du bitcoin, en fin de compte »: pour lui, s’il est probable que le bitcoin s’effondre complètement, il peut tout aussi bien « survivre pendant 100 ans » (8).

  1. Cointelegraph, 05/09/17 : https://cointelegraph.com/news/nobel-prize-winner-uses-bitcoin-as-example-of-irrational-exuberance
  2. Cointelegraph, 19/01/18 : https://cointelegraph.com/news/yale-prof-shiller-thinks-bitcoins-bubble-could-actually-linger-100-years

La présente étude ne prend pas position sur le fait de savoir si le bitcoin traverse (ou a traversé) une bulle ou non. En revanche, les prix Nobel d’économie et autres “ experts ” ne sont probablement pas les mieux placés pour faire des prédictions sur ce sujet. Bitcoin représente quelque chose de technologiquement totalement nouveau, largement en dehors de leur expertise habituelle : il constitue une réelle “ discontinuité ” (cf. encadré suivant).

Pourquoi les experts se trompent-ils plus souvent que les généralistes face à une discontinuité ?

Premièrement parce que leur expertise est un stock de connaissance, et que la connaissance ne peut concerner que le passé, ce qui a marché précédemment (…). Par définition, une discontinuité remet en question ce qui a marché jusque-là, et donc de facto le savoir de l’expert. La discontinuité est précisément le moment où le savoir de l’expert n’est plus valable. C’est la dernière personne à consulter en cette occasion ! Deuxièmement parce que la discontinuité surgit par définition en dehors du cadre de l’expertise. L’expert ne la voit donc pas, du moins initialement, et lorsqu’il la voit, peut avoir tendance à ne pas la prendre au sérieux. Ainsi, en 1876, un expert du télégraphe regardera les balbutiements du téléphone, qui au début est de très mauvaise qualité et ne va pas au-delà de quelques centaines de mètres, avec une bonne dose de scepticisme. C’est ce qui explique que la Western Union grand opérateur du télégraphe aux États-Unis au siècle dernier, ait écrit à cette époque : « ce téléphone a trop de limitations pour être sérieusement considéré comme un moyen de communication »

Philippe Silberzahn, Bienvenue en incertitude ! (9)

De la même manière, les analogies historiques comme celle sur la crise des Tulipes sont généralement dénuées de toute rigueur et du moindre rapport avec un phénomène technologique comme Bitcoin. De nombreux travaux historiques récents ont démontré qu’il s’agissait d’un événement historique largement déformé (10).

Comme le dit Jacques Favier (11) :

la spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d’histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin

Jacques Favier « Tulipes » (12)

S’il existe aujourd’hui une bulle, c’est surtout autour de certains altcoins, de certaines initial coin offerings (ICO), et plus généralement de l’expression « technologie blockchain » (cf. partie 4).
Mais même ces phénomènes spéculatifs, en apparence excessifs, déraisonnables et dangereux, peuvent garder un intérêt pour l’ensemble de la société et l’économie, comme le résume très bien Nicolas Colin:

Bien sûr, en cas de succès, l’emballement attire des spéculateurs, qui accompagnent le mouvement de façon opportuniste sans éprouver d’intérêt pour le protocole lui-même. Mais leur irruption n’est pas inutile : ils contribuent à attirer l’attention de nouvelles générations d’utilisateurs. Comme l’a montré l’économiste Carlota Pérez, de tels emballements spéculatifs sont déterminants pour l’émergence des innovations de rupture. Les bulles ne sont toxiques que si elles contaminent le système bancaire, ce qui n’est pas le cas avec les cryptomonnaies

Nicolas Colin, « Cryptomonnaies, un peu de cohérence » (13)

On peut se demander si le discours permanent sur la « bulle », qui semble fragiliser Bitcoin, ne contribue pas en fait à son caractère antifragile. Bitcoin peut, en effet, être considéré comme une entité « antifragile » au sens de Taleb (14) : à la différence de systèmes institutionnels classiques comme les systèmes monétaires ou bancaires, plus il est attaqué, plus il se renforce (15).

  1. SILBERZAHN Philippe, Bienvenue en incertitude ! Principes d’action pour un monde de surprises, Natura Rerum Edition, 2017 (page 134)
  2. https://www.smithsonianmag.com/history/there-never-was-real-tulip-fever-180964915/
  3. Historien, ancien banquier et auteur, avec Adli Bataille, de l’excellent ouvrage Bitcoin, la monnaie acéphale (CNRS Editions, 2017).
  4. FAVIER, Jacques, “ Tulipes ”, 19/09/17, blog La Voie du Bitcoin http://blog.lavoiedubitcoin.info/post/Tulipes
  5. COLIN, Nicolas, “ Cryptomonnaies, un peu de cohérence ”, L’Obs, n°2777, 25/01/18
  6. « Certains objets tirent profit des chocs ; ils prospèrent et se développent quand ils sont exposés à la volatilité, au hasard, au désordre et au stress, et ils aiment l’aventure, le risque et l’incertitude (…). L’antifragilité dépasse la résistance et la solidité. Ce qui est résistant supporte les chocs et reste pareil ; ce qui est antifragile s’améliore. Cette qualité est propre à tout ce qui s’est modifié avec le temps ». TALEB Nassim Nicholas, Antifragile. Les bienfaits du désordre. Les Belles Lettres, 2013 (page 13)
  7. https://medium.com/@eranshir/bitcoin-as-the-first-anti-fragile-economical-entity-b52bc600ec91 https://medium.com/blockchannel/thoughts-on-the-antifragility-of-bitcoin-cryptocurrencies-2624b1bcaa87

Les flambées du cours le font connaître, mais les chutes ponctuelles attirent aussi les investisseurs regrettant de ne pas avoir acheté plus tôt. Même les campagnes médiatiques négatives sont finalement utiles au bitcoin, en le faisant découvrir à des publics qui l’ignoraient et qui décident ensuite d’en acheter. Plus les médias et les gouvernements communiquent sur les dangers du bitcoin et des cryptomonnaies et sur la nécessité de les encadrer strictement, plus les populations se rendent compte que le fonctionnement du système bancaire et monétaire ne leur garantit pas une pleine maîtrise de leur argent, et plus elles s’intéressent à Bitcoin.

Bitcoin satisfait probablement à la loi appelée “effet Lindy” : l’espérance de vie future de tout objet non périssable (technologie, idée, etc.) augmente avec le temps. Comme le résume Taleb : “ s’agissant du périssable, chaque jour de vie supplémentaire se traduit pas une espérance de vie plus courte. S’agissant du non périssable, chaque jour supplémentaire peut impliquer une espérance de vie plus longue ” (16). Taleb reconnaît que cette idée n’est pas aisée à comprendre et fournit l’exemple suivant : “ si un livre est encore publié quarante après, je peux m’attendre à ce qu’il le soit quarante ans de plus. Cependant (…), s’il survit une décennie de plus, l’on s’attendra alors à ce qu’il soit publié pendant encore cinquante ans ”. On peut faire le même raisonnement avec Bitcoin, objet technologique récent et révolutionnaire dont il est particulièrement difficile de prédire l’espérance de vie. Le fait qu’il ait fonctionné pendant huit ans et continue de se développer malgré l’accumulation d’obstacles apparemment insurmontables fournit une indication déterminante sur sa capacité à continuer d’exister sur une période au moins égale et croissante avec chaque jour qui passe.
Ce qui permet à Bitcoin de survivre et de se développer, c’est parce qu’il a un triple sous-jacent : un réseau sécurisé, un écosystème industriel, et une communauté humaine.

  1. TALEB Nassim Nicholas, Antifragile. Les bienfaits du désordre. Les Belles Lettres, 2013 (page 385). Taleb précise bien que ses arguments “ ne concernent pas toutes les technologiques, mais l’espérance de vie, ce qui est seulement une moyenne résultant de probabilités ”

La sécurité du réseau

Le premier sous-jacent du bitcoin est la sécurité inégalée qu’offre son protocole. Grâce à la décentralisation du registre et au mécanisme de la preuve de travail, une transaction, une fois validée dans un bloc, est pratiquement impossible à falsifier. Avec l’enregistrement successif des blocs suivants, cette difficulté augmente de manière exponentielle. Au bout de quelques heures, la dépense d’énergie nécessaire représenterait des centaines de millions de dollars. A mesure que le temps passe, l’information inscrite dans cette transaction acquiert donc un caractère d’inviolabilité qui fait du bitcoin le premier actif numérique pratiquement inaltérable, et sa blockchain la première base de données impossible à modifier sans respecter les règles. Pour cette raison, il a été comparé aux plus grands et aux plus anciens monuments de la civilisation comme les pyramides d’Egypte (17). Cette inaltérabilité a une valeur en soi; elle représente un véritable service. C’est sur cette valeur, sur ce service, qu’est assis le bitcoin.
Pour comprendre la valeur de ce réseau on peut essayer d’imaginer combien coûterait une tentative de recréer ex nihilo un réseau de paiement mondial offrant exactement les mêmes performances que Bitcoin, notamment en termes de sécurité et de résistance à la censure. Cela représenterait, pour la communauté qui souhaiterait réaliser ce chantier, une somme phénoménale, pratiquement impossible à évaluer, qui se compterait en milliards ou dizaines de milliards de dollars. D’ailleurs aucune entreprise ou consortium n’a tenté cette performance.
Le fait qu’une monnaie puisse avoir pour sous-jacent un réseau informatique est bien sûr une situation inédite. Après des millénaires pendant lesquels la monnaie était assise sur des biens matériels, puis une cinquantaine d’années pendant lesquelles elle ne reposait que sur une vague confiance dans l’économie des États et surtout sur la capacité de ces derniers à imposer leur monnaie par la force (cf. infra) une nouvelle forme de monnaie a pour sous-jacent un service fourni par un protocole informatique. C’est la déclinaison, au domaine de la monnaie, de la digitalisation progressive de toutes les activités économiques résumée par la formule célèbre de Marc Andreesen, “ software is eating the world ” (18).

  1. « Les pyramides se dressent aujourd’hui comme un témoignage de la preuve de travail de la civilisation égyptienne (…) Bitcoin est le premier monument digital de preuve de travail de dimension planétaire ». In ANTONOPOULOS, Andreas, The Internet of Money, volume two, Merkle Bloom, 2017 (page 29)
  2. The Wall Street Journal, 20/08/11: https://a16z.com/2016/08/20/why-software-is-eating-the-world/

Ce qui sert à produire cet actif sous-jacent, c’est la forte la puissance de calcul totale consacrée par les mineurs au réseau Bitcoin, qui est parfaitement quantifiable (elle est mesurée par le hash rate : nombre de calculs de hashs par période de temps). Plus elle est élevée, plus la difficulté à falsifier une transaction est forte, et donc plus le réseau est sécurisé et plus le bitcoin a de la valeur aux yeux de ses utilisateurs. On pourrait très bien imaginer une autre blockchain offrant le même niveau de sécurité que Bitcoin, pour un même volume de transactions, mais avec un protocole différent, qui nécessiterait une puissance de calcul inférieure. Mais pour l’instant elle n’existe pas. La valeur de marché du bitcoin dépend en partie de ce hash rate. En cas de hard fork (comme, plus généralement, face à tout concurrent pouvant attirer des sociétés de minage), l’un des enjeux principaux pour le réseau Bitcoin est d’éviter que trop de mineurs mettent leur puissance de calcul au service de la nouvelle chaîne.
Par ailleurs, ce que l’on décrit comme la “ spéculation ” autour du bitcoin contribue indirectement à renforcer la puissance de calcul et la sécurité du réseau : l’augmentation du cours du bitcoin attire de nouveaux mineurs, ce qui entraîne une augmentation de la difficulté du minage (19), donc de la sécurité du réseau et donc de l’intérêt du public pour le bitcoin. Au-delà de la spéculation (dont les conséquences monétaires sont évoquées infra), il existe une particularité souvent ignorée du bitcoin : la hausse de sa valeur a un effet radicalement différent de celui observé pour les autres types de monnaies. Les efforts supplémentaires consacrés à la production en réponse à la progression du cours n’aboutissent pas à une stabilisation de ce dernier (comme c’est le cas pour les monnaies métalliques ou fiat) mais à un renforcement de la sécurité du réseau, et donc à une augmentation de sa demande et, toutes choses égales par ailleurs, de son cours (20).
Ce sous-jacent quantifiable en puissance de calcul est un déterminant indirect de la valeur de marché du bitcoin. Ce qui compte plus directement, c’est l’évaluation subjective, par les utilisateurs du bitcoin, de la sécurité ainsi offerte sur ce réseau. Si, pour eux, la possibilité d’utiliser ce protocole de confiance mondial qui n’a jamais été piraté a une forte valeur, cela contribuera, avec d’autres paramètres (facilité d’utilisation, rapidité, frais de transactions, etc.) à faire augmenter la demande et le cours du bitcoin.
Tout comme l’utilisation non monétaire de l’or est la bijouterie et quelques composants industriels, dans le cas du bitcoin, on peut considérer, en conclusion, que son utilisation non monétaire est un droit d’accès au système de transfert de valeur international le plus sécurisé et le plus résistant à la censure qui ait jamais existé.
On a l’habitude d’évaluer la puissance d’une institution (entreprise ou État) par sa production mais aussi par le niveau de ressources qu’elle est capable de consacrer à sa sécurité : ressources financières, humaines, militaires ou énergétiques. Pour Bitcoin, son niveau élevé de sécurité obtenu par la forte dépense énergétique est systématiquement décrit comme un inconvénient, une gabegie, une tare originelle, alors qu’il constitue en fait la preuve de l’importance de ce système. Cela provient de son important coût environnemental, qui est évoqué dans la section suivante, avant d’aborder les deux autres composantes du sous-jacent du bitcoin.

  1. Cette difficulté étant ajustée automatiquement tous les 2016 blocs, soit environ deux semaines pour maintenir stable le rythme de validation des blocs et donc d’émission des nouveaux bitcoins (cf. partie 1).
  2. Dans le cas d’une monnaie métallique, toute hausse de la valeur du métal précieux incite à consacrer plus de ressources pour en extraire davantage. Cela fait augmenter la production et conduit progressivement à une stabilisation puis une baisse du cours. Pour les monnaies nationales actuelles, une hausse du cours incite souvent les États à mener une politique monétaire permettant de maîtriser cette hausse, afin notamment de ne pas desservir les exportations nationales (ce qui se fait donc au détriment des détenteurs de cette monnaie). Pour Bitcoin, il en va tout autrement. Une hausse du cours entraîne, comme pour l’or, une augmentation des moyens consacrés à le produire : le minage devient plus rémunérateur donc les mineurs vont accroître leurs moyens pour miner davantage, et de nouvelles entreprises vont se lancer sur ce marché. Mais ce développement du minage ne créera pas plus de bitcoins puisque le rythme de production est figé dans l’algorithme fondateur: il entraînera, en revanche, une amélioration de la sécurité du réseau, à travers l’ajustement de la difficulté du minage évoquée plus haut. Ce mécanisme représente donc un cercle vertueux qu’on ne trouve dans aucun autre type de monnaie: plus le bitcoin s’apprécie, plus la sécurité de son réseau augmente, et plus cette monnaie devient attractive pour un public croissant, ce qui augmente sa demande.

La question énergétique

La forte consommation énergétique du bitcoin est une question sérieuse. Or elle est rarement traitée de manière sérieuse dans les médias. Elle se résume souvent à un procès à charge, avec des données anciennes, peu précises, parfois non vérifiées, reposant sur des hypothèses douteuses, pas toujours explicites, et sans aucune prise en considération ni des coûts du système classique, ni des arguments de la “ défense ” du système Bitcoin.
Un rapport de Crédit Suisse de janvier 2018 a d’ailleurs reconnu que les prévisions apocalyptiques sur l’évolution future de la consommation énergétique de Bitcoin, souvent citées sans la moindre distance critique, étaient largement infondées (21).
Quelle que soit la manière dont on la mesure, cette consommation est actuellement très élevée. Si elle devait augmenter avec le développement de Bitcoin, cela pourrait poser un problème réel qui nécessiterait des solutions qui n’existent pas encore. Mais, sans prétendre à l’exhaustivité sur un sujet aussi complexe, il convient également de prendre en compte les éléments suivants.
Tout d’abord, contrairement à une croyance trop répandue, le débit sur le réseau Bitcoin n’est pas une fonction croissante de la puissance de calcul. Cela signifie que les différents efforts techniques en cours pour améliorer le nombre de transactions par secondes, par exemple le réseau Lightning Network (cf. partie1), n’entraîneront pas en soi une augmentation de la consommation électrique. Cette dernière dépend d’autres paramètres, comme le cours du bitcoin, le nombre de mineurs, le type de machines qu’ils utilisent, etc.
Une consommation importante est indispensable à la sécurité du réseau. Il s’agit d’un prix à payer pour un service objectivement important : un réseau d’échange ultra-sécurisé, mondial, décentralisé, résistant à la censure. La question de savoir si ce service « vaut » ce coût environnemental est faussée par le fait qu’actuellement, peu de gens comprennent l’avancée technologique et sociétale que représente Bitcoin. Toute leur attention est donc focalisée sur ce qui est perçu comme un inconvénient. Cette situation va sans doute évoluer : comme dans toute autre industrie, on comprendra progressivement que la production d’un service universellement recherché ne se fait pas sans coût.
Dans le cas du bitcoin, un coût significatif est nécessaire car la sécurité inégalée du réseau repose sur l’asymétrie extrême existant entre le coût de validation des transactions (presque nul (22)) et le coût d’inscription d’une transaction dans la blockchain (qui nécessite le minage et sa preuve de travail). Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette asymétrie est l’inverse de celle en vigueur dans les systèmes de paiement classiques, où le coût de la validation est élevé (car il est centralisé) et celui de l’inscription dans le registre est négligeable (car il est automatisé).
Pour Bitcoin, ce coût énergétique n’est pas caché. Il est assumé, il est même ce sur quoi repose la qualité principale de système. L’électricité est en quelque sorte sa matière première. Il en va tout autrement de secteurs comme l’industrie bancaire, dont le coût énergétique est considérable mais jamais évalué, reconnu, ni publié. Il serait intéressant de calculer le coût énergétique du secteur bancaire : distributeurs de monnaie, transport de fonds, construction et entretien de bâtiments (agences bancaires, gratte-ciels), coûts associés aux millions d’employés (23) de ce secteur (transport pour se rendre à leur travail, chauffage, climatisation, etc.). Certes, ce secteur gère un volume d’activité bien supérieur à celui des cryptomonnaies, mais la scalabilité de ces dernières est possible sans augmentation de leur coût énergétique.

  1. https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-01-16/bitcoin-s-power-needs-may-be-overblown-recalling-pot-growing
  2. Il s’agit des quelques secondes de vérification simple et automatique effectuée par les milliers de nodes du réseau.
  3. On peut penser que de nombreux employés seront progressivement remplacés par les outils issus de cette révolution technologique (smart contracts et cryptomonnaies). Les enjeux de cette évolution sont exactement les mêmes que ceux rencontrés depuis des siècles avec le progrès technique. Les reconversions seront d’autant plus difficiles socialement et humainement qu’elles auront été mal anticipées, voire freinées par certains acteurs institutionnels comme les syndicats ou l’État. En revanche, si elles sont gérées intelligemment, la ressource humaine rendue disponible pourra se consacrer à d’autres tâches d’une manière satisfaisante pour les individus et bénéfique pour la société.

S’agissant des autres cryptomonnaies, certaines prétendent se passer de la preuve de travail et de la consommation énergétique qui en découle. Mais elles doivent aussi assumer un compromis dans lequel le niveau de sécurité est lui aussi diminué. L’avenir dira si elles peuvent passer à l’échelle avec ce niveau réduit.
Enfin, les mineurs ne sont pas des organisations philanthropiques ou des administrations publiques : ce sont des entreprises commerciales en concurrence, qui doivent réduire leurs coûts autant que possible tout en assurant leur production et maximiser leur profit. Ils ont un intérêt objectif à maximiser leur efficacité énergétique. Or c’est exactement ce qu’ils font, et cela de deux manières.
D’une part, ils recherchent des équipements moins énergivores. Une industrie spécifique est en train de se créer pour répondre à cette demande.
D’autre part, ils recherchent l’électricité là où elle est la plus abondante et la moins chère, c’est-à-dire là où elle ne fait pas l’objet d’une demande concurrente. C’est la raison pour laquelle de nombreuses entreprises de minage sont installées dans des zones dépourvues de réseaux de distribution locale et utilisent de plus en plus les énergies non renouvelables. Certains pensent d’ailleurs que cette industrie pourrait encourager l’industrie verte en rendant rentables des sources d’énergie qui ne l’étaient pas auparavant (24). Au Canada, la société Hydro-Quebec souhaite, pour maintenir sa production hydroélectrique sous-utilisée et menacée par le développement de l’auto-production des particuliers, attirer des entreprises énergivores, dont des mineurs de cryptomonnaies (25).
D’ailleurs, les chiffres de l’évolution de la consommation mondiale d’énergie montrent que la consommation d’électricité du bitcoin ne s’est pas ajoutée à la consommation habituelle : elle s’est donc alimentée principalement d’une énergie qui aurait été perdue sans cette utilisation. Bitcoin n’a pas “ volé ” de l’énergie aux pays, aux entreprises et aux particuliers.

  1. Coincenter, 14/12/17: https://coincenter.org/entry/how-bitcoin-could-drive-the-clean-energy-revolution
  2. « La maison intelligente produisant une partie de son énergie pourrait être rentable au Québec à partir de 2025. Des propriétaires pourraient produire jusqu’à 15 % de leur consommation énergétique. La consommation d’électricité des Québécois plafonne depuis 2007. Elle pourrait maintenant décroître. (…) Si les Québécois consomment moins, Hydro-Québec devra nécessairement se tourner vers une autre clientèle pour écouler sa production et éviter la catastrophe. Le PDG Martel veut tout faire pour attirer au Québec des entreprises énergivores. Dans sa ligne de mire, les géants du web comme Facebook et Microsoft. Québec vend pour l’instant 450 MWh à des compagnies de serveurs informatiques. Dans quatre ans, l’objectif est de vendre 6 TWh, soit l’équivalent de près d’un million de foyers américains. (…). Avec l’arrivée des mineurs de cryptomonnaie, M. Martel estime qu’un autre 5 TWh pourrait s’ajouter ». http://www.journaldequebec.com/2018/01/09/hydro-pourrait-se-lancer-dans-les-maisons-intelligentes

L’écosystème industriel et la communauté

L’écosystème industriel en cours de formation rapide dans le domaine des cryptomonnaies est aussi un élément majeur du sous-jacent du bitcoin. Loin des regards du grand public, de nombreuses sociétés se sont créées dans le monde entier depuis plusieurs années pour mettre en place les infrastructures et les services nécessaires au développement du bitcoin : entreprises de minage, plateformes d’échange, fabricant de hardware wallets (dont le leader mondial est la startup française Ledger (26)), cabinets de conseil, etc. Une des sociétés les plus en vue est Blockstream, qui regroupe certains des meilleurs développeurs et cryptographes au monde, et qui a réalisé en 2016 une levée de fonds de 55 M€ à laquelle a participé Axa (27). Cet écosystème crée des emplois, génère des revenus et stimule la recherche scientifique, effets qui sont systématiquement occultés dans les débats sur les cryptomonnaies.
Enfin, l’actif immatériel le plus difficile à percevoir, alors qu’il joue un rôle considérable pour constituer un réel sous-jacent du bitcoin, est la communauté humaine qui s’est organisée en lien avec son écosystème industriel. Il s’agit en premier lieu des “ early adopters ”, souvent des acteurs engagés qui voient dans Bitcoin un véritable projet de société et non pas seulement un support de spéculation. Alors que beaucoup d’entre eux sont devenus de potentiels multimillionnaires, leur mot d’ordre sur les réseaux sociaux est de ne pas vendre leurs bitcoins mais de les conserver (28), pour montrer leur confiance dans ce projet, alors même que le discours dominant dans les médias est que la « bulle » va s’effondrer.
Certains observateurs critiquent ces enrichissements soudains et estiment la distribution des bitcoins inégalitaire. Il est indéniable que l’avènement des cryptomonnaies et la hausse des cours entraînent un transfert de richesse en faveur des “ early adopters ”. Mais, d’une part, ce transfert n’est pas plus critiquable que les effets des politiques monétaires expansionnistes qui bénéficient à certaines catégories privilégiées, notamment à travers ce que la théorie économique désigne depuis longtemps comme “ l’effet Cantillon ” (du nom de l’économiste franco-irlandais du 17ème siècle) (29).

  1. https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0301165538086-bitcoin-ledger-leve-70-millions-de-dollars-2146015.php
  2. Les Echos, 18/01/18: https://www.blockstream.com/2016/02/02/blockstream-new-investors-55-million-series-a/
  3. Ils emploient, de manière humoristique, l’expression « hodl ! », en référence à un célèbre message de forum comportant une coquille dans son objet (« HODL » au lieu de « HOLD »).
  4. Effet par lequel les premiers détenteurs de la monnaie nouvellement créée (les individus et entreprises bénéficiaires du crédit, les personnes rémunérées par la puissance publique et les titulaires de marchés publics) reçoivent cette monnaie avant l’élévation générale du niveau des prix qui découle de l’augmentation de la masse monétaire, ce qui améliore leur pouvoir d’achat relatif par rapport aux populations qui subissent par la suite cette inflation sans avoir perçu aussi tôt la monnaie nouvellement créée.

D’autre part, les investisseurs précoces dans les cryptomonnaies ont pris un risque, ils ont réalisé un effort de compréhension dans un domaine complexe et nouveau. Les documents historiques déjà disponibles (30) montrent très bien que le développement du bitcoin a été très laborieux et précaire, et qu’il aurait très bien pu échouer rapidement, faute de soutien dans les premiers mois et les premières années. Ces early adopters ont même parfois connu des pertes financières importantes lors des piratages de plateformes qui ont rythmé les premières années du bitcoin (la plus spectaculaire étant Mt.Gox). Chacun de ces hacks a été l’occasion de faire évoluer les standards de l’écosystème Bitcoin et a contribué à améliorer sa sécurité, dont profitent aujourd’hui les nouveaux arrivants. Au total, l’investissement initial des early adopters a donc permis d’amorcer un processus qui bénéficie aujourd’hui à tous ceux qui souhaitent acheter des cryptomonnaies.
Outre ces particuliers passionnés, il faut aussi citer les développeurs qui entretiennent et mettent à jour le protocole, dans une gouvernance typique des logiciels libres et fort éloignée des structures centralisées et hiérarchisées des institutions traditionnelles. Cette communauté informelle, sans chef, fonctionnant sur la base du mérite et de la cooptation entre pairs qui ont démontré leur expertise et leur engagement, est habituellement appelée “ Bitcoin Core ”. Un de ses représentants les plus éminents est le cryptographe britannique Adam Back, PDG de Blockstream, et destinataire du premier message envoyé par Satoshi Nakamoto. Le recensement des contributions de chaque développeur au protocole Bitcoin (31) rappelle l’écrasante supériorité numérique et qualitative de cette communauté sur celles des autres cryptomonnaies.
Il existe, par ailleurs, une fondation Bitcoin, créée en 2012 pour promouvoir le bitcoin. Elle n’a toutefois absolument aucun pouvoir sur le système et son influence globale est limitée. La blockchain Ethereum bénéficie également d’une communauté très nombreuse et active, coordonnée par une fondation de droit suisse détentrice des fonds levés en 2014. Cette entité et ses principaux développeurs ont, eux, une forte influence sur le système Ethereum.

  1. Par l’exemple l’excellent POPPER, Nathaniel, Digital Gold, HarperCollins, 2015
  2. Notamment sur les sites suivants : https://github.com/bitcoin/bitcoin/graphs/contributors

Toutes choses égales par ailleurs, le développement des altcoins et les potentielles nouvelles hard forks pourraient, en théorie, affaiblir Bitcoin en détournant à leur profit une partie de cette communauté. Mais ce n’est pas ce qui a été observé jusqu’à présent. Il y a évidemment eu des transferts vers ces nouvelles blockchains, mais pas autant que certains avaient pu le craindre. S’il est relativement aisé de copier l’algorithme Bitcoin, de le modifier et de proposer une nouvelle cryptomonnaie, il est beaucoup plus difficile de convaincre cette vaste communauté de se détourner du bitcoin et d’adopter la nouvelle proposition. Non pas que cette communauté soit « captive » en raison de son investissement passé ou de contrainte techniques ou commerciales: Bitcoin est un système ouvert où entrer comme sortir est très facile. Outre la confiance dans une équipe de développeurs qui a fait ses preuves, il y a simplement une forme d’engagement profond, aux motifs variables (philosophiques, économiques, etc.), qui contribue très nettement à une forme de sous-jacent du bitcoin.
Il convient d’insister sur le fait que Bitcoin est une plateforme : chacun peut s’y greffer, y entrer, y participer, l’enrichir ou en sortir sans contrainte. Il est comparable à des technologies comme Internet, le mail (SMTP) ou voix sur IP (VoIP). Bitcoin n’est pas centralisé et ne possède pas d’entité de contrôle. Comme le résume l’un des meilleurs analystes mondiaux du bitcoin, « Bitcoin introduit une plateforme sur laquelle vous pouvez faire fonctionner une monnaie comme une application, sur un réseau sans aucun point de contrôle central, un système complètement décentralisé comme Internet lui-même. Ce n’est pas une monnaie pour Internet, mais plutôt l’Internet de la monnaie » (32).
D’ailleurs, à la différence de certaines de ses cryptomonnaies concurrentes, et surtout à la différence du système bancaire, Bitcoin n’a ni budget de communication, ni plan marketing, ni stratégie d’influence, ni cabinet de lobbying (33). Il doit l’essentiel de sa progression au travail intense, spontané et bénévole de nombreux développeurs, depuis des années. Certains d’entre eux possèdent des bitcoins et peuvent voir leurs efforts récompensés à long terme si le cours augmente, mais cette rémunération est indirecte, incertaine, et souvent secondaire dans leurs motivation (entre 2009 et 2016, rares furent ceux qui imaginaient que le cours progresserait autant que depuis mi-2017).
Par ailleurs, comme Facebook, mais aussi comme Internet, Bitcoin bénéficie d’un fort effet de réseau, cette externalité économique positive qui fait que la valeur d’un système augmente de manière exponentielle avec le nombre de ses utilisateurs (34). Toutefois, la nouveauté majeure de Bitcoin par rapport à Internet est que chacun peut, en quelque sorte, acheter des parts de ce protocole, en anticipant le fait que ce réseau se développera, rendra des services à l’humanité et prendra donc de la valeur. Bitcoin est donc à la fois un logiciel libre et un réseau dont les unités de compte sont mises en vente et ont une valeur de marché.
En apparence, il s’agit d’une forme de « marchandisation », mais l’intérêt essentiel de cette mise en vente est qu’elle permet à la multitude de s’approprier cet actif et d’éviter le sort d’Internet dont la technologie a été progressivement pillée et accaparée par les grands acteurs que sont les GAFA et les États. On peut espérer que l’équivalent de cette centralisation du web par les « serveurs sirènes » (35) (Google, Apple, etc.) ne se produise pas avec Bitcoin, même s’il convient de rester prudent : son réseau est encore très récent et il est inévitablement soumis à certaines tendances centralisatrices (économies d’échelle, spécialisation des tâches, effets réseau de certains acteurs comme les exchanges ou les sociétés de minage).
En conclusion, ces éléments montrent que l’idée que “ le bitcoin ne repose sur rien ” ne repose elle-même sur… rien. En revanche, de nombreuses cryptomonnaies créées sans ce sous-jacent technologique, industriel et humain ne reposent, elles, sur pas grand-chose. Elles font d’ailleurs l’objet de tensions spéculatives bien plus intenses que le bitcoin. Quant aux monnaies étatiques, leur « sous-jacent » est surtout la contrainte.

  1. ANTONOPOULOS, Andreas, The Internet of Money, volume two, Merkle Bloom, 2017
  2. Certes, la société Blockstream a des actionnaires, des moyens, une influence, mais son poids est maintenant relativement limité dans l’écosystème Bitcoin en expansion croissante.
  3. La loi de Metcalfe, énonce notamment que l’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs.
  4. LANIER, Jaron, Internet : qui possède le futur ?, Le Pommier, 2014