Introduction

En 1994, le rapport rédigé pour le premier ministre français par Gérard Théry, ingénieur général des télécommunications et créateur, en 1978, de Teletel, le réseau informatique du Minite (1) analysait Internet de la manière suivante: « son mode de fonctionnement coopératif n’est pas conçu pour offrir des services commerciaux. Sa large ouverture à tous types d’utilisateurs et de services fait apparaître ses limites, notamment son inaptitude à offrir des services de qualité en temps réel de voix ou d’images. (…) Ce réseau est donc mal adapté à la fourniture de services commerciaux. Le chiffre d’affaires mondial sur les services qu’il engendre ne correspond qu’au douzième de celui du Minitel. Les limites d’Internet démontrent ainsi qu’il ne saurait, dans le long terme, constituer à lui tout seul, le réseau d’autoroutes mondial » (2).
On pourrait multiplier à l’infini les exemples d’économistes, hauts-fonctionnaires, journalistes, scientifiques, chercheurs, professeurs qui ont, à l’époque, raillé les piètres performances d’Internet et juré qu’il ne se développerait jamais. Cette « arrogance épistémique de ceux qui savent et se trompent », décrite par le chercheur Philippe Silberzahn (3) est une des raisons pour lesquelles la France est passée à côté de la révolution du web dans les années 1990 et qu’aucune des entreprises majeures dans ce domaine n’a été créée en France, alors que notre pays avait tous les atouts techniques, humains et financiers pour être un leader mondial.
Ces considérations n’impliquent aucunement que Bitcoin ne traverse pas une bulle, ni qu’il survivra aux péripéties actuelles. Mais cela incite à aborder ce sujet avec une certaine prudence.
L’idée que “ ce qui compte, ce n’est pas le bitcoin, c’est la technologie derrière lui ” a permis d’évacuer un peu trop rapidement le fait que, sans cryptomonnaie (4), les blockchains conteporaines n’existent pas. En négligeant Bitcoin (5), on se prive d’éléments précieux pour comprendre le phénomène plus global de la “ blockchain ”. La monnaie est à la fois la première “ killer app ” de la blockchain et son rouage indispensable.
L’objectif de cette étude est donc de revenir sur certaines caractéristiques trop peu connues de Bitcoin et d’explorer certaines dimensions et implications économiques, politiques et culturelles parfois vertigineuses de l’avènement du bitcoin et des cryptomonnaies en général.
L’idée n’est pas d’être exhaustif sur un sujet aussi complexe et foisonnant, ni de répondre aux multiples contre-arguments opposés à Bitcoin (qui oublient parfois que ce dernier ne prétend pas résoudre tous les maux de l’humanité), mais de fournir quelques pistes de réflexion pour alimenter un débat trop souvent biaisé. Parmi les multiples manières de décrire Bitcoin et la blockchain, de nombreuses peuvent être intéressantes, correctes et complémentaires. Celle proposée ici n’est que l’une des approches possibles et ne prétend aucunement à la vérité (6).
Après un rappel des principales caractéristiques techniques de Bitcoin (partie 1), nous approfondissons la question lancinante du “ sous-jacent ” du bitcoin, pour rappeler que ce dernier en est probablement moins dépourvu que les monnaies étatiques actuelles (partie 2).
Nous examinons ensuite la possibilité pour le bitcoin de devenir une véritable monnaie, et les conséquences économiques et politiques potentielles d’une telle évolution (partie 3), avant d’élargir l’analyse à la nouvelle ère de décentralisation et d’autonomie ouverte par les technologies liées au bitcoin et aux blokchains (partie 4).

  1. Confier une réflexion sur internet à l’inventeur du minitel peut sembler paradoxal… tout comme confier une réflexion sur les cryptomonnaies à un ancien sous-gouverneur de la Banque de France.
  2. THERY, Gérard, Les Autoroutes de l’information, rapport au premier ministre, 1994 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/064000675.pdf
  3. SILBERZAHN Philippe, Bienvenue en incertitude ! Principes d’action pour un monde de surprises, Natura Rerum Edition, 2017 (page 168)
  4. Le mot “ cybermonnaie ”, préconisé par la commission d’enrichissement de la langue française en mai 2017, n’est pas dénué d’intérêt, malgré sa connotation un peu « années 1980 ». Nous préférons toutefois le terme qui a émergé à la suite d’un processus libre, décentralisé et concurrentiel, celui de « cryptomonnaie ». Ce terme nous parait préférable à l’expression vague de « monnaie virtuelle ».
  5. Précision de vocabulaire : nous utilisons le mot « Bitcoin » pour le réseau et le protocole, et « bitcoin » pour l’unité monétaire. Cette distinction est fondamentale. Le créateur d’Ethereum a d’ailleurs eu la présence d’esprit d’utiliser deux mots différents pour désigner ces deux objets : « Ethereum » et « l’ether ».
  6. Par ailleurs, cette étude n’est pas un guide d’initiation, ne fournit pas de conseils (notamment en matière d’investissement) et ne fait pas de prédictions. Pour une initiation technique, on pourra se reporter à l’excellent guide publié par BitConseil (https://bitconseil.fr/produit/bitcoin-registres-blockchain-smart-contracts-guide-bitconseil/)